Article de Frédérique BADOUX
J’étais plutôt sceptique à l’annonce d’un remake du grand classique, même si Spielberg est une valeur sûre. Pourquoi refaire ce qui est déjà grandiose ?
Quand je vois la daube qu’on a tiré de mon western adoré « Les sept mercenaires », de la même époque que West Side Story, à l’origine sur une musique originale de Bernstein (Elmer) inimitable...Mais j’étais curieuse, aussi, de voir comment maître Spielberg reforgerait ce matériau précieux.En sortant du cinéma, je marchais sur un nuage, l’âme comblée et le cœur débordant.
Tout d’abord, il ne s’agit pas d’un remake, de toute évidence, mais d’une nouvelle production, un peu comme la reprise d’une pièce de Broadway à Londres, l’interprétation d’une symphonie célèbre et bien aimée par un autre orchestre sous la baguette d’un nouveau chef, la direction d’un ballet dansé par une nouvelle troupe dirigé par un autre chorégraphe. L’œuvre d’origine est traitée avec beaucoup de respect, je dirais même avec vénération. Pas de remise au goût du jour, pas de torsion pour plaire au marketing d’un certain public, pas de fan service. Voilà qui nous fait des vacances !
Steven Spielberg s’est simplement fait plaisir. Mettre en scène une comédie musicale était un rêve qu’il couve depuis longtemps. Et quand Spielberg se fait plaisir, c’est nous qui jouissons. Il peut se permettre un tel caprice, il dispose des moyens financiers et de compétences à la hauteur du chef d’œuvre d’origine !
La musique est toujours celle de Bernstein (Léonard), intacte et sublime. Les paroles de Stephen Sondheim sont inchangées et toujours aussi poétiques que puissantes. La chorégraphie est fidèle à l’esprit du West Side Story de 1961. On reste dans les sixties. Pas besoin de transposer cette tragédie romantique intemporelle, ni d’altérer une narration dont le propos est curieusement actuel, à l’heure où l’identité nationale, l’immigration et la xénophobie sont sur les lèvres de nombres de politiciens. Avoir conservé l’époque renforce même le sujet parce que les similitudes nous frappent de plein fouet !
La petite touche LGBTQ est également très pertinente, tout en subtilité.
Même la scène des mauvais garçons, placée dans les locaux de la police de quartier, évoque les dédales de l’administration et la violence institutionnelle de la société d’hier comme d’aujourd’hui, les jeunes en décrochage étant trimbalés du commissariat au tribunal en passant par l’assistance sociale et l’évaluation psychiatrique. Les paroles de cette scène chantée sur le ton de l’ironie sont d’une telle justesse !
La griffe de maître Spielberg réside dans la relocalisation de certaines scènes, dans l’ordre des chansons, et ces choix sont tous judicieux, et surtout dans la manière de filmer !
L’œuvre d’origine était assez statique. Les caméras de l’époque étaient lourdes et fixes. Ici, Spielberg nous offre de danser et de virevolter avec les acteurs. Au lieu des plans fixes ou des traveling rectilignes d’antan, on survole les rues et les places, on rase les murs, on se précipite, on se cache, on plonge, on épie, on se jette dans la mêlée ou on s’en échappe... Plusieurs fois je me suis dit que Spielberg avaient dû mettre la caméra sur un drone télécommandé tellement elle est mobile. Les chorégraphies y gagnent en énergie et en expressivité, les scènes de dialogue (parlé ou chanté) en intimité ou en force, et les scènes dramatiques vous emportent littéralement.
Le directeur de la photographie, Janusz Kamiński, collaborateur attitré de Spielberg, a pris son pied ! Les textures, les couleurs, les ombres... Un seul mot me vient à l’esprit : transcendance !
Le décors du quartier en démolition me fait penser à la décrépitude d’une civilisation qui, au lieu de se questionner, d’adresser la causalité, va opérer un simple upgrade du système d’exploitation et reconstruire du neuf sur du vieux, espérant chasser les problèmes un peu plus loin, un peu plus tard, éparpillant ses victimes pour les neutraliser dans l’impuissance. On sent bien, à travers cette histoire du West Side, que les loubards sont des produits du système, et qu’ils le savent. Ils se débattent chacun à leur manière.
J’avais craint, durant les premières minutes, que les nouveaux acteurs ne fassent pas le poids. Difficile d’égaler le charisme de George Chakiris (Bernardo en 1961)), le charme de Richard Beymer (Tony), l’énergie de Rita Moreno (Anita) – qui joue d’ailleurs le rôle de Valentina, dans la version de Spielberg, à la place de Doc.
Les personnalités sont ici plus mesurées, l’interprétation est moins intense, moins empruntée aussi, mais admirable et parfaitement dirigée. Ansel Elgort (Tony), qui sort de la même école d’art dramatique, même promo, que Timothée Chalamet, soit dit en passant, incarne très bien le jeune homme en pleine introspection, tiraillé entre ce qu’il veut devenir et le contexte social qui l’a forgé. Il chante et danse comme un pro.
Maria est toujours aussi douce et discrètement brillante. Elle fait penser à ces jeunes filles trop intelligentes pour leur milieu, incertaines de la manière dont elles doivent se comporter parce qu’en s’affirmant, elles risqueraient de brûler leur entourage. L’actrice Rachel Zegler a une voix d’ange !(dans la version d’origine, les acteurs étaient doublés pour les chants). De plus, le casting est authentique : les portoricains sont tous interprétés par des acteurs hispaniques, Spielberg y tenait.Certains aspects sont trop soudains, à mon goût, ou trop banalisés, psychologiquement discordants : le coup de foudre (où sont l’éclair et le tonnerre ?), la (non)réaction de Maria à la mort de son frère... Mais on passe facilement là-dessus. À comparer avec un éventuel director’s cut...
Donc oui, on peut saluer l’initiative et se rassurer : cette version ne tue pas la précédente, elle rend hommage à la comédie musicale West Side Story avec tout le talent qui caractérise Steven Spielberg.
Je retournerai voir ce joyau la semaine prochaine, une ou deux fois au moins !
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire