À un moment du périple de ce 6 avril 1917 entamé par deux soldats pour prévenir leurs camarades de l'imminence d'une embuscade allemande, ceux-ci font une halte dans un verger de cerisiers abattus où ils se mettent à discuter de l'importante variété d'espèces de ces arbres fruitiers et de leur propension à assurer leur propre survie. La discussion n'a évidemment rien anodine, elle est même en réalité le cœur métaphorique de tout ce qui va animer l'excellence du long-métrage de Sam Mendes.
Ces cerisiers sont les soldats, ces silhouettes identiques par leurs accoutrements et prêtes à tomber sous le feu ennemi afin d'assurer la victoire de tout leur camp. Quant à la multiplicité des espèces évoquée derrière ce terme générique, elle représente les hommes, dans tous ce qui compose la pluralité de leurs identités, de leurs natures complexes derrière l'uniformité militaire exigée.Dans un premier temps, cette frontière entre l'humain et le soldat va bien sûr se faire sentir chez les deux héros de "1917". Ils sont devenus amis sur le front, ils partagent la même mission cruciale, ils cherchent tous les deux à échapper aux dangers omniprésents de la guerre et ils peuvent même échanger des sourires juvéniles lors d'un rare instant de relâchement. Cependant, leurs histoires respectives ont beau suivre un chemin commun dans le contexte de guerre, il y aura toujours une différence entre leurs ressentis, leurs regards (le film le soulignera de façon géniale dans la première partie) et leurs manières d'appréhender les événements car leurs vécus et les expériences qui les ont définis ne sont tout simplement pas les mêmes. Leurs physiques opposés en sera une des manifestations les plus primaires à l'écran mais, lorsque chacun évoquera ses motivations ou ses doutes sur ce qui l'anime pour mener cette mission à bien, il deviendra clair que leurs spécificités peinent à être gommées derrière un ordre militaire qui voudrait les faire taire.
Toutefois, au cœur de leur mission, leur humanité n'a plus lieu d'être.
L'atmosphère de mort qu'ils sont amenés à traverser condamne de fait toute émergence de leur individualité et de leur humanité. Chaque fois que les deux soldats éluderont cette donne capitale pour laisser entrevoir leurs sentiments, la guillotine de la guerre menacera de s'abattre sur eux et de les emporter. Ce sera d'autant plus clair avec un tournant plus particulièrement tragique du film à mi-parcours, il fera presque office de cruelle illumination pour l'un des personnages : désormais, il devra s'effacer, étouffer tous ses atermoiements personnels afin de garantir la réussite de sa mission.
Ainsi, il ne restera plus que le soldat, celui qui, presque ironiquement, a le rôle de garantir la survie d'un grand nombre d'hommes devant l'horreur de la guerre. Devant chaque rencontre dans sa course qui pourrait le ramener à ses failles, il ne trahira plus rien de lui, se contentant au mieux d'un certain pragmatisme lorsque le danger en sera éloigné mais se laissant guider par une détermination sans faille, parfois même sauvage, quand sa propre vie sera en jeu.
Le sublime (mais faux) plan-séquence dans lequel se mue le propos de "1917" prendra alors encore plus d'ampleur, devenant le réceptacle idéal de la fuite en avant de son héros, celle-ci sera autant littérale par les multiples périls du front que mentale comme si le soldat échappait perpétuellement à l'ombre de l'homme qu'il essaie de faire disparaître.
Dans sa globalité, le choix de mise en scène de Sam Mendes ne se résume donc pas à un simple exercice de style : le tour de force technique est incontestablement là, diablement immersif pour faire déteindre sur nous un sentiment d'urgence permanent (avouons tout de même que notre curiosité cinéphile nous pousse à guetter un temps les astuces de raccords avant de se laisser emporter) et il regorge de passages esthétiquement incroyables, emmenant définitivement "1917" dans les sommets visuels du film de guerre (la partie nocturne est juste d'une beauté démentielle, le travail sur la photographie de Roger Deakins laisse bouche bée à chaque image !) mais tout cela n'est jamais gratuit et ne fait que servir les intérêts de la quête de son héros principal (George MacKay, habité) jusque dans les derniers instants où l'insistance de la caméra sur un des seuls vrais demi-tours qu'il aura effectué au cours de son odyssée aura une portée symbolique d'une densité émotionnelle imparable.
De "1917", avouons que l'on craignait en amont cette aura de film à Oscars qui l'entourait, souvent synonyme d'un académisme certes parfois de qualité mais cherchant simplement à empiler les récompenses sans que l'on y décèle de grande prise de risques derrière... En sortant de cette course effrénée au cœur de la Première Guerre Mondiale, on en vient justement à lui souhaiter cette pluie de statuettes, le film de Sam Mendes s'impose clairement déjà comme un des sommets de cinéma de cette année 2020 et il a déjà toute notre humble reconnaissance de spectateurs pour ça.
ARTICLE COMPLEMENTAIRE de Wilfrid RENAUD
Lorsque l'un des deux soldats succombe après l'attaque-traitre d'un méchant allemand (il y a quand même un coté manichéen flagrant dans ce film), déjà sa mort dure une plombe avec les adieux et les promesses très clichés au genre, mais à aucun moment on entend le convoi de camions anglais qui s'arrête, pourtant à peine à 25 mètres derrière la maison. Ensuite, le survivant a beau préciser que sa mission émane directement d'un supérieur et qu'elle est cruciale, l'officier de la section n'a pas l'idée de désigner un volontaire pour l'aider à continuer son périple, se contentant de le trimballer en camion sur quoi ? 800 mètres à tout casser ?
Bon le film aurait sans doute perdu ce coté héroïque de l'homme seul face à la guerre. L’interprétation de George McKay est convaincante à ce titre. Poussé par la volonté d'accomplir son devoir et de sauver le frère de son ami, en même temps que tout un bataillon qui court vers un piège ennemi, il va oser et accomplir l'impossible.
Le film de Mendes, nous immergeant dans la boue et le bruit sourd des explosions, est indubitablement à découvrir sur grand écran mais il manque quand même un vrai propos derrière la prouesse technique, malgré un arrière-goût de fatalité transmis par le personnage de Benedict Cumberbatch, qui attend demain ou un autre jour un ordre contraire qui les mènera tous vers l'inévitable.
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