Article de Gaëtan Wildwood
Dans les villes romantiques et désolées que sont Détroit et Tanger, Adam, un musicien underground, profondément déprimé par la tournure qu’ont prise les activités humaines, retrouve Eve, son amante, une femme endurante et énigmatique. Leur histoire d’amour dure depuis plusieurs siècles, mais leur idylle débauchée est bientôt perturbée par l’arrivée de la petite sœur d’Eve, aussi extravagante qu’incontrôlable. Ces deux êtres en marge, sages mais fragiles, peuvent-ils continuer à survivre dans un monde moderne qui s’effondre autour d’eux ?
Tom Hiddleston et Tilda Swinton portent à merveille l’atmosphère poétique de ce treizième film de Jim Jarmusch, : lui en charme livide et distant, elle en froideur fascinante, avec à leurs côtés, la malicieuse Mia Wasikowska donnant elle à son personnage, plein de fougue et de désinvolture, une dimension imprévisible qui envahira soudain le récit. L’univers qu’ils habitent demeure profondément « jarmuschien » duquel le cinéaste de "Down by Low" et entre autres de "Dead Man" offre une sorte de balade sous hypnose, faite de mélancolie douce, de références cultivées, de charme vintage et d’un humour discret cependant irrésistible.
Porté par une sublime bande son comme toujours, le cinéaste ici revisite le mythe du vampire, tant en respectant ses codes romantiques, contrairement à bon nombre de propositions contemporaines, essentiellement adressées aux adolescents. Avec Only Lovers Left Alive, il y ajoute ses lubies et tout ce qui fait l’étonnant méli-mélo qui caractérise son cinéma : ici, la musique, à travers les vinyles ou les guitares de collection, se "dealent" comme de la drogue, la littérature s’invite par diverses citations ou par des valises qu’on remplit de bouquins, et les corps sont filmés avec une étrangeté formaliste très belle (il faudra voir notamment les poses que prendra le couple en dormant, mêlant ou intriquant leurs membres au point qu’on se demandera à qui chacun d’eux correspondent.)
Jarmusch filme également la ville de Detroit de manière remarquable et passionnée, jouant à merveille sur la dimension froide et industrielle de cette partie des États-Unis, et sur la splendeur passée de cette ville. Ilcontinue ainsi, jusque dans l’exploitation des décors de son film, à travailler les thèmes de la décadence et de l’inexorable décrépitude du monde et de ses êtres aussi. Il aime prendre son temps afin de nous faire pleinement jouir (comme les personnages) de chaque minute passée dans ces environnements superbement filmés par sa caméra. si l’on est prêt à accepter quelques lenteurs, Only Lovers left alive se livre alors comme un bijou cinématographique à la beauté folle, tout à la fois intriguant et passionnant, un nouveau très beau voyage onirique que le réalisateur rétro-culte nous propose, en forme de trip sous morphine au plus profond de lumineuses ténèbres
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John Hurt |
Je confirme l'avis et les impressions de Gaëtan sur cette œuvre. Il y avait depuis un moment toutes sortes de conneries sur le mythe du vampire qui sortaient au cinéma et le film de Jarmusch réhabilite cet être surnaturel comme il se doit.
Crise existentielle, lassitude du monde, regard désabusé et ironie amère sur les choses, Adam et Eve, ne sont pas très loin du personnage de Louis dans "Entretien avec un vampire". Et le ton général de l'amertume parfois cinglante de "La sagesse des crocodiles".
Mieux le film se permet d'être aussi un constat saisissant sur un monde malade et à l'agonie, dont dépendent ces vampires qui ont pourtant traversé les siècles. Il devient de plus en plus difficile pour eux de s'abreuver de "sang sain", l'humanité, empoisonnée par la pollution qu'elle dégage et les maladies qu'elle contracte , les condamne eux aussi à mourir.
Mia Wasikowska & Tilda Swinton |
Car ces êtres immortels sont condamnés aux ténèbres à double-titre, l'artiste qui sommeille en eux doit trouver des prêtes-noms pour faire entendre leur talent et rester caché de l'espèce humaine.
Belle métaphore de ceux qui composent dans l'ombre et de ceux qui interprètent en pleine lumière, tout comme l'est celle de la ville de Détroit et ses lieux désaffectés, annonciatrice d'une espèce qui disparaît : la nôtre. Les deux protagonistes principaux parlent d'amour, parle d'art et de musique, peu soucieux la plupart du temps, de survivre et du jour qui se lève. Jamais les vampires n'ont paru si humains. Pourtant curieux parasites cachés qui nous regardent nous auto-détruire sans pouvoir intervenir.
Wilfrid RENAUD